S.l.n.d. [Paris, été-automne 1963]. Cinq parties [cinq actes], de 59 pp., 25 pp., 40 pp., 26 pp., 17 pp. + 18 pp. du même acte V en copie corrigée ; sous chemise titrée par Semprun. Dactylogramme original, abondament corrigé, de la seule adaptation théâtrale du Vicaire, donnée par Jorge Semprun. Joint le livre.
Cette pièce de théâtre, écrite en 1959 est indissociable de nos jour du film de Costa-Gavras, "Amen". On connaît le thème du film : le silence jugé coupable du pape devant le massacre organisé des juifs dans les camps d'extermination nazis. La pièce est construite selon le plan classique en cinq actes. Dans sa version intégrale, elle dure huit heures ! Les représentations sont donc basées sur des adaptations, celle d'Erwin Piscator en allemand - montée la première fois à Berlin le 20 février 1963 -, et celle de Jorge Semprún en français, dont la première sera donnée la même année, le 9 décembre, au théâtre de l'Athénée : alors que la pièce vient à peine de commencer, une femme se lève et sort un sifflet à roulettes : " le son strident traverse la salle comble. Des hommes se dressent à leur tour, lancent des tracts, hurlent. "C'est du roman ! C'est une honte ! Vive Pie XII ! Caricature ! Interdiction ! Vive Pie XII, vive Hitler et vive le roi ! »" Le scandale du Vicaire vient de toucher la France. Cette oeuvre hybride, interminable, affirment certains, "un peu pesante mais passionnante", corrige Jorge Semprun, transforme l'Europe du théâtre en terrain d'affrontement idéologique. C'est que nous sommes en 1963. Eichmann vient d'être exécuté. Si les historiens commencent à détailler l'horreur nazie, personne ne s'intéresse encore à ceux qui ont choisi de détourner les yeux. Albert Camus et Paul Claudel se sont bien émus de ces silences assourdissants, Léo Ferré a poétiquement dénoncé le mutisme de "M. Tout-Blanc". Dans son Dictionnaire historique de la papauté (Fayard, 1994), Philippe Levillain l'indique sans détour : c'est "à partir du Vicaire que Pie XII, pontife vénéré de son vivant, devient le pape le plus critiqué du XXe siècle". Françoise Spira, directrice de l'Athénée, a mené l'affaire dans l'urgence. A la veille de l'été, elle a confié à Jorge Semprun le soin de couper et d'adapter le texte. Puis a choisi Peter Brook et François Darbon pour la mise en scène. "Ils ont commencé à répéter, je n'avais pas fini mon texte", se souvient Jorge Semprun. "Jusqu'à la première, j'avais l'impression de jouer une pièce comme une autre", résume Antoine Bourseiller, chargé du rôle-titre. Ça ne va pas durer. Le chahut du premier soir est retentissant. "Au premier cri, Alain Mottet, qui jouait le pape, filait dans sa loge, se souvient Jean-Luc Bideau, alors tout jeune comédien. Bourseiller se mettait de côté, protégé par sa soutane. Et nous, on y allait. Il y avait Pierre Decazes, militant communiste, Jacques Rispal, ancien porteur de valises, qui venait de sortir de prison. Et évidemment Michel Piccoli en chef de bande. Il venait de jouer Le Mépris, c'était une star. Mais il était resté sanguin. Pendant ces soirées, il a fait sauter quelques dents." Certains spectateurs viennent prêter main-forte aux comédiens. "Je me souviens d'un homme en smoking, au premier rang, témoigne Antoine Bourseiller. A côté de lui, il y avait une femme plus âgée, avec un chignon blanc. Je le vois relever ses manches. Je lui dis : N'y allez pas, c'est ce qu'ils veulent. Il me regarde, en larmes. "Mon père est mort là-bas, décapité." Et il a foncé dans le tas." La tension dépasse les murs du théâtre. Plusieurs comédiens sont escortés jusqu'à leur domicile après les représentations. La nuit, on les menace au téléphone. "Mes enfants restaient à la campagne, poursuit Bourseiller. J'avais franchement peur. Mais, en même temps, on ressentait tous une responsabilité très rare au théâtre. Il fallait aller jusqu'au bout." Enfin, aussi loin que possible. Bourseiller et Piccoli, engagés sur deux films, seront remplacés après la centième. Et la pièce sera jouée 343 fois à Paris, avant de partir en tournée en France. Le Vicaire est interdit à Rome le 16 février 1965 - en raison du concordat de 1929 signé avec Mussolini - mais poursuit sa carrière à Londres, à Bâle, à Bonn et Stockholm - montée par Ingmar Bergman. Rolf Hochhuth refusera toujours que sa pièce fût montée à l'Est : « Il est immoral pour un écrivain chrétien de faire jouer une pièce qui critique l'Eglise dans des pays où l'Eglise et les prêtres sont victimes de l'oppression.» Fantastique dactylogramme de travail, de premier frappe, avec d'abondantes corrections autographes de Jorge Semprunn, qui travailla à l'adapatation du Vicaire jusqu'aux dernières heures avant les premières répétitions. C'est surtout le premier travail littéraire de Jorge Semprun. Il coordonne, depuis 1953, la résistance communiste face au régime de Franco, faisant plusieurs longs séjours en Espagne sous différents pseudonymes, notamment celui de « Federico Sánchez ». Il est plus particulièrement chargé des relations avec les milieux intellectuels et c'est pendant la même période qu'il se met à l'écriture : il avait terminé l'écriture du Grand voyage pendant l'automne 1962 - centré sur son voyage en train de Compiègne à Buchenwald - qu'il propose à Gallimard. Le livre sera publié en début d'année et reçoit, le 3 mai, le prix Formentor, sortant son auteur de l'anonymat : Réaction quasi immédiate en Espagne dans les milieux franquiste dont le journal ABC dans un éditorial du 13 mai 1963 se fera l'écho : « Qui est ce Jorge Semprún ? C'est un exilé qui a quitté notre pays en 1939, a combattu dans la résistance française, collabore à la presse marxiste et milite avec un zèle enthousiaste au Parti communiste. » Pour François Spira, qui cherchait un adaptateur au Vicaire, Jorge Semprun se dévoile au bon moment.