Klincksieck, 1971, gr. in-8°, 805 pp, 3 illustrations, biblio, index, broché, couv. illustrée, un cachet sur la page de faux-titre, dos renforcé avec du scotch en tête et en queue bon état
Reference : 122055
"Il est difficile de résumer le livre de M. Juden. En partie à cause de sa documentation, fort riche et basée sur un dépouillement exhaustif non seulement des livres mais aussi des périodiques – lecture essentielle, car la pensée théorique de l'époque tend à s'exprimer sous forme d'articles de revue autant qu'en livres. Il a eu l'idée féconde de centrer son étude sur le mythe d'Orphée, et l'Orphée du romantisme tend à devenir Protée, à englober les multiples aspects de la figure du poète chanteur, initié, visiteur des enfers, qui connaît les secrets des dieux et charme les bêtes sauvages. La structure complexe du mythe s'ouvre vers l'orientalisme, la mythologie comparée, l'illuminisme et les aspects du renouveau religieux, la musicologie, le socialisme, et chacun de ces domaines informe ou reforme le mythe. M. Juden courageusement ne refuse pas leur examen ; lui en voudra qui préfère l'ignorance et les idées reçues. Après avoir tracé la trame du mythe orphique dans l'antiquité classique – déjà ouvert au syncrétisme – M. Juden s'arrête assez longuement sur l'orphisme de la Renaissance, car là se développe avec Ficin la notion de la 'vacatio mentis' où l'âme du poète, sans l'intervention des sens, possède la vision transcendante des analogies et correspondances – idée reprise par la Pléiade et transmise par eux aux romantiques chez qui elle joue un rôle essentiel. Loin de disparaître aux siècles du classicisme et des lumières, le mythe continue à s'enrichir. D'abord à travers la 'prisca theologia' qui aboutit à un Orphée disciple de Moïse, grâce aux applications naturalistes et à la vogue de l'Egypte, où Horus serait Orphée. Si Jaucourt dans l'Encyclopédie, Sainte-Croix, Boulanger ébauchent un travail de démystification érudite, une autre tradition au XVIIIe siècle continue à enrichir le mythe. Delisle de Sales brasse Orphée, Pythagore, l'échelle des êtres. L'école celtique ou gauloise fait de lui le barde primitif du peuple français élu. Ce serait surtout Court de Gébelin, pourtant, qui aurait vu dans Orphée non seulement la figure du poète initié au savoir suprême mais aussi celle de l'homme-poète comme instrument de la régénération. Volney, Dupuis, et d'autres enrichissent la légende en lui attribuant un contenu de savoir scientifique, et un Orphée médecin reioint l'Orphée alchimiste de Dom Pernety et de Quintus Aucler. En même temps le mythe d'Orphée enrichit la création littéraire, du Télémaque au Jeune Anacharsis, comme il enrichit l'opéra, car c'est le mythe qui réalise le lien entre musique et parole, lien qui est l'illustration la plus manifeste de l'analogie universelle. La troisième partie, « La lyre spiritualiste », étudie le mythe d'Orphée de 1800 à 1830, où se dégagent trois tendances générales : spiritualisme, réforme sociale, évasion poétique, et la triple thématique de la régénération, l'initiation scientifique, la vision prophétique de l'idéal ou de l'avenir. Ici encore, c'est surtout L.-C. de Saint-Martin, le « Luther de l'illuminisme », qui précise le contenu du mythe et son utilité comme moyen de renouveau spirituel, poétique et social. Fabre d'Olivet, même s'il hésite devant un certain syncrétisme mythologique, prend la relève, comme d'autres historiens (Déal et le thème de Paris ville d'Isis, Rolle et l'Orphée androgyne). Creuzer, Guigniault et Eckstein portent à son comble ce syncrétisme, greffant toute vérité mythologique sur la figure d'Orphée qui devient le symbole de la vie universelle. Ces pages constituent une excellente description de la démarche syncrétiste de la pensée romantique en mythologie, en religion, en poésie et en politique. Les traces de l'orphisme sont nombreuses dans cette littérature de la Restauration. Et c'est surtout Ballanche qui fit une refonte décisive du mythe, en identifiant Orphée au thème de la régénération sociale, ouvrant ainsi la voie à un Orphisme socialiste. Si une certaine poésie reste redevable au mythe traditionnel, le rythme palingénésique de déchéance, épreuve, expiation, nouvelle initiation, nouvelle révélation dominera dorénavant ; on est tenté de dire que Ballanche en a écrit l'encyclopédie définitive. M. Juden trace avec une érudition remarquable les avatars de l'orphisme dans la poétique, les théories sur les liens entre musique et poésie, entre harmonie et beau idéal, et surtout le développement de la notion du symbole ; grâce à l'analogie universelle, le poète est celui pour qui tout est symbolique et qui saisit le sens derrière les apparences ; comme dit Joseph Delorme, « il a reçu la clef des symboles et l'intelligence des figures ». La Quatrième Partie, « Le Monde aussi n'est qu'un poème », trace plus largement encore les extensions données au mythe à partir de 1830, dans la mythologie comparée, dans l'esthétique, la théorie des couleurs, etc. Et sur- tout dans le socialisme, où Leroux, Jean Reynaud, après Fourier, puisent largement dans la tradition orphique – utilisations qui suscitent la critique chez Nodier ou A. Chaho, comme chez certains catholiques. D'autres ébauchent à partir d'Orphée une théorie de la primauté, même la pureté de la poésie. Enfin, Orphée justifie ces essais de créer une cosmogonie, l'épopée romantique, que M. Juden présente sous une nouvelle lumière. Et encore dans les années 1830 et 1840 le mythe est prétexte à un long débat sur les formes et fonctions de la littérature. Cependant, il y eut un enrichissement des connaissances historiques de la tradition orphique avec Ragon, Delaage, des Francs-Maçons, qui renouvelle encore le mythe, précise la fonction scientifique du symbole. M. Juden trace en conclusion le bilan – ou l'arc-en-ciel – des riches métamorphoses du mythe vers 1848, de Reynaud à Laprade et Ménard – Orphée lyrique, palingénésique, cosmique, ou simplement olympien. Son étude s'arrête aux Contemplations, peut-être sagement. Auparavant cependant il nous offre des lectures plus poussées de deux auteurs, Maurice de Guérin et Gérard de Nerval. Ce sont les plus belles pages de son livre, et ces deux chapitres offrent une admirable démonstration de l'enrichissement de notre lecture des romantiques que rend possible une meilleure connaissance du monde des idées où cette poésie s'élaborait..." (Frank Bowman, Revue d'Histoire littéraire de la France, 1975)
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